dimanche 24 juin 2012

Lao Wai Jiao (14)



Chaque année, de nombreux et juteux échanges sont organisés entre les universités chinoises et les grandes écoles françaises. Pour quelques étudiants à qui j’ai enseigné un peu plus que les fondamentaux de la culture occidentale pendant cinq ans, cela ne posera pas de problèmes majeurs - le pas a été franchi, soit par des voyages antérieurs, soit par une ouverture d'esprit exceptionnelle doublée d'un contact régulier avec des étrangers, souvent les deux. En revanche, pour nombre d'entre eux, il en ira tout autrement et ma réponse lorsque mon opinion est sollicitée consiste à remplacer to go or not to go par to be or not to be… "A quoi voulez-vous que ressemble votre vie?" Gêne et absence de réponse, de capacité de projection, sont à traduire par Back home, asap! Là où précisément ce genre de question ne se pose pas.

La plupart de ces étudiants, en terme de maturité, de conscience, de compréhension du monde, sont à peine des lycéens. Vu de Chine, l'Occident, c'est un film à épisodes dont on apprécie la spectaculaire NBA, l'impensable liberté comico-sociale de Desperate housewives, les marques de luxe et l’incomparable valeur ajoutée d’un cachet, tampon, certificat validant au retour sur le très concurrentiel marché chinois des études supérieures à l’étranger - l’essentiel étant acquis par la gloire du nom, du titre, HEC en tête et toutes les écoles de commerce en suivant, plutôt que par le contenu. La réalité des faits c’est que, soudain, après dix heures d'avion, le ou la jeune étudiante qui arrive tout droit d’un monde dur mais aussi et surtout hyper protégé se retrouve sur le plateau de tournage du film dont ses parents rêvent autant qu’elle et découvre que ce film, c'est la vie! Et les étudiants chinois ne sont jamais allés à l'école de cette vie-là! Ils n'en connaissent que la société de consommation / société du spectacle imagée dont la réalité est impitoyable pour les gentils petits garçons et filles, innocents ou presque, élevés au biberon de la nostalgie et de la dépendance à la famille, lointaine, si lointaine. Le réflexe communautariste est immédiat (l'isolement quand ce n'est pas possible), issue logique des multiples dangers contre lesquels l'étudiant a été mis en garde à tous les niveaux de la société depuis l’enfance.

Il n'est pas injurieux de penser qu'un jeune occidental partant étudier en Chine est mis en garde contre ses propres préjugés; tandis que le jeune chinois l'est contre un risque de trop grande intégration, donc de perversion. Le résultat est un déracinement vécu comme un choc sismique intime avec une capacité de résistance à la souffrance très nettement supérieure à la moyenne planétaire – en Chine, la souffrance/privation est une vertu, l'espace initiatique individuel d’un accomplissement collectif dans lequel, a contrario, l'Occident range le plaisir et l’expérimentation, le contact et la curiosité, bref, le rapport à l’autre. Comment l'étude, et donc en l’occurrence la confrontation à un monde antithétique, dans un contexte personnel aussi restreint, fermé par réflexe d'auto-défense, pourrait alors être une opportunité de réflexion, d'évolution, de prise de conscience?

L'Occident et la France en particulier reposent aujourd'hui sur un individualisme narcissique qui impose par compensation une organisation sociale exceptionnelle : syndicats, Prud'hommes, tissu associatif, groupes de parole, assistance et soutien en tous genres, en relai ou compensation d’un État de droit qui, lorsqu'il bafoue les citoyens, est dénoncé et possiblement assigné en justice. Cette organisation sociale offre une cohérence protectrice de l’individu qui favorise la contestation, l'ensemble formant une complexité à préserver et défendre contre les coups de boutoir du politique. Or, nous l’avons vu plus haut, pour des raisons culturelle, atavique, historique, psychologique, l'étudiant chinois n'est pas concerné par une responsabilité citoyenne : coupé de toute implication politique (au sens grec de politis), il n’a quasiment pas accès à son individualité sociale, elle ne participe tout simplement pas de son programme – ce n’est pas pragmatique. Comment pourrait-il tirer un véritable profit de cette expérience d'échange?

Certains étudiants fomentent ces échanges pour se libérer des multiples surveillances auxquelles ils sont soumis et, certes, on trouvera toujours un contre-exemple, une personnalité hors du commun, les Isa, Nicolas, Sophie sont de plus en plus nombreux (ce sont ceux que l’on retrouve sur Facebook où ils témoignent de leur émancipation relative à peine le pied posé à l’étranger) mais, pour l’instant, ils ne font que confirmer la règle d'une valeur spécifiquement chinoise: hors le groupe (parents, famille, camarades, ville, province, patrie), l'étudiant est un poisson rouge sorti du bocal. Le temps de cet exil, il vit en apnée. L'évolution de la conscience du jeune étudiant chinois n'est donc possible qu'anticiper, souhaiter, accompagner, éduquer, car l'étranger en lui-même, pays ou individu, ne saurait suffire, subvenir, à cette évolution. Il est donc ici question d'une instruction chinoise n’offrant pas les outils du développement personnel à l'individu en gestation. Au cours de ces six années passées à Shanghai, je n'ai rencontré qu'une entreprise globale d'infantilisation permettant le contrôle des personnes, aucun programme plaçant l'individu et la conscience à un niveau de compréhension sans lequel l'étranger, le monde en général, demeure une scène sur laquelle il est matériellement souhaitable de tenir un rôle mais certainement pas de manière inclusive. Après que le monde eut cru à une incidence historique née de la révolution culturelle et de la période Mao en général, et bien entendu jusqu’au Deng de Tian An Men, il semble évident aujourd’hui que le PCC n’entend pas réformer le traitement réservé à la jeunesse de façon très pensée et déterminée. Si l’intégration dissociée d’un Bruno permet de jouer finement à domicile, le conditionnement moral et culturel qui prend toute sa puissance dès que l’étudiant arrive en France se mue en dissociation intégrée.

 Les profs qui ont eu affaire aux étudiants Chinois ont pu le constater, la politesse et le silence sont un moyen exemplaire de rester à distance, de ne pas se laisser polluer par le melting pot international des grandes écoles françaises, anglaises, américaines, suisses. L’étranger est une source d’enrichissement très concret mais aussi un repère d’anarchistes débauchés, d’hédonistes dépourvus du moindre respect pour leurs aînés, leurs institutions, et qui ne veulent que le mal de la Chine, la virginité des jeunes chinoises, etc. Il convient donc, par respect pour sa famille, son pays, de rester à distance sanitaire. Le conditionnement est dans ces circonstances au faîte de sa gloire même si, sur l’oreiller ou au creux des rêves que l’on ne raconte pas, la tentation de vivre et de se libérer est parfois très intense. C’est ce rejet, souvent inconscient dans ses véritables motivations, rejet d’une société et de moeurs permissives vécues comme une impuissance à participer, c’est à dire une humiliation, qui génère le repli nationaliste. Individuelle ou collective, l’individu ne peut se passer d’identité.

La difficulté de ce constat ne vient pas seulement, comme ailleurs, des masses laborieuses manipulées jusqu’à être persuadées d’une différence fondamentale, quasi-ontologique, de par leurs origines locales mais, au contraire, des perles, des brillants jeunes gens qu’il m’est arrivé de rencontrer. Les bornés, quand bien même l’ignoreraient-ils, n’ont pas de frontières, ils sont le commun absolu, l’internationale globalisée avec ce que cela suppose de crispation en retour sur le peu qu’ils ont géographiquement identifié. À l’exception notable des États-Uniens, tellement jeunes dans leur histoire commencée par un génocide qu’il leur faut encore se draper à la première occasion dans la bannière étoilée, un occidental qui a suffisamment étudié est informé et, peu ou prou, conscient des enjeux du réel. Un Européen concerné par le monde se méfie donc des mises en scène drapeaux claquant au vent, des hymnes et des parades militaires, hommes politiques regard vrillé au loin sur l’avenir de la patrie, bref, de cet étiquetage du signifié qui plombent l’entendement en induisant la présence de l’ennemi et, d’une manière ou d’une autre, dans l’esprit de la résistance à la peste brune, il sait gré à l’autre de sa différence et du regard distancié qu’il peut poser sur lui. Pas en Chine.

« Tu n’as aucune idée de ce que c’est qu’être chinois. Vous, les étrangers, vous croyez tout savoir, vous avez une opinion sur tout, mais vous ne saurez jamais ce que c’est qu’être chinois. »

Irréfutable puisque cette vie ne m’offrira pas le loisir d’être Chinois. Et c’est sur cette supercherie que se maintient l’édifice populaire, de la base au sommet. Les spécialistes et autres professionnels de la profession ne manquent pas, eux non plus, pour théoriser l’inconnaissable chinois, le supra spécifique tellement complexe que le pauvre bougre né dans une quelconque province, et quand bien même à Shanghai ou à Beijing, en est supposé être et demeuré insaisissable. Je n’ai pour l’instant pas rencontré un doctorant ou un prof qui n’en soit persuadé. L’agacement habituel, facilement contenu, se transforme alors en exaspération sourde et ignorante : plus question d’en appeler à la connaissance historique d’un Jacques Gernet, ce serait de la démagogie, et tout l’humanisme consciencieux d’un Jean-Luc Domenach ne peut rien non plus pour éclairer l’obscurantisme qui s’abat sur l’espoir d’une mutualité transcendante. On passe en tolérance zéro par pure déception : l’étudiant(e) et/ou l’ami(e) d’un excellent niveau de français s’arc-boute sur son impossibilité contextuelle de conscientiser sa condition humaine, c’est au monde de s’agenouiller dans son incompréhension rédhibitoire devant le fils du ciel (jadis, l’empereur ; aujourd’hui, le Parti) et ses ouailles nourries d’un esprit de revanche dont le siècle en cours ne viendra pas à bout.

L’Occident, intellectuellement et culturellement, jusque bien sûr dans ses guerres coloniales, est centrifuge ; la Chine est centripète et donc, par voie de conséquence, coercitive.

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samedi 23 juin 2012

Lao Wai Jiao (13)



Les penseurs qui balisent le chemin depuis la nuit des temps en s’efforçant de percer le mystère de l’homme sont au moins d’accord sur un point : c’est en particulier qu’il donne le meilleur de lui-même, peut éventuellement toucher au merveilleux, au génie, à la grâce, tandis que la communauté le rend commun, vulgaire, spécieux, prompt à toutes sortes de dénis, veuleries, et autres saloperies. Nous pouvons peut-être alors nous risquer à un tronc commun, sorte d’universalisme échappant à la culture spécifique des régions et ethnies qui peuplent et surpeuplent la vieille Terre. Les hordes de supporters envahissant les stades de par le monde en sont une illustration, les gigantesques manifestations et mouvements de masse nationalistes représentant le climax idéologique des aberrations collectives : messes cathartiques célébrant l’appartenance, le rempart contre le vide et le vertige de n’être qu’un simple mortel.

En Chine où la pression normative du groupe est permanente, de nombreux cours sont nécessaires pour distinguer, à pas mesurés, individualisme d’égoïsme devenus synonymes par la culture du régime. La vieille scie de l’intérêt particulier devant s’effacer devant le général tourne en boucle depuis l’école primaire, c’est à dire que la Chine réfute tout universalisme au nom du particularisme de son collectif. Dans ce contexte, comment toucher au particulier d’un étudiant qui a été éduqué pour l’ignorer, au mieux pour ne pas le manifester, ne pas savoir l’exprimer ? 

« C'est sûr qu'en Chine, on sait beaucoup moins de choses déprimantes par rapport à la France ou les autres pays. C'est pas le problème que l'on peut résoudre, mais je pense que après peu à peu ça va changer, même maintenant on est beaucoup plus ouvert qu'avant, c'est une bonne chose quand même. La Chine n'est pas un pays démocratique, même la France ne peut pas tout dire. C'est certain que l'on est pas content de ce que le gouvernement a fait par exemple interdiction d'accéder à Facebook et YouTube, certains films violents ou pornos, mais on est toujours content d'être Chinois. Le gouvernement nous protège et nous sommes en sécurité, c'est le plus important, non ? »

Le sens de la sécurité, base de la pyramide de Maslow, très prisée en Chine, est aussi celle de la propagande s’appuyant sur le levier millénaire du besoin et, de fait, d’une certaine réalité. On comprend aisément cependant qu’il suffit d’augmenter la somme des composantes déclarées essentielles à la sécurité et des conditions nécessaires au sentiment de cette même sécurité pour que, ipso facto insécurisé, le bon peuple s’en remette à son gouvernement pour se sentir protégé. Rien de différent en cela au capital-peur entretenu par nos dirigeants occidentaux, agitant la menace de l’immigration, de l’insécurité des banlieues, du chômage et de l’inaccessibilité à la consommation, diverses pénuries, etc., pour détourner l’attention des problèmes structurelles dus à la financiarisation des sociétés modernes et autres anti- répartition des richesses, qu’elles soient matérielles, culturelles ou sanitaires, pour ne pas parler de l’eau et de l’alimentation. Cependant, pour tous ces Chinois dont, selon des estimations très variables, un aïeul est mort de faim, et qui, dans leur majorité, ne bénéficient que d’une retraite de misère, quand ce n’est pas de strictement rien, la question de la sécurité est autrement plus sensible. Ce sentiment d’insécurité aujourd’hui encore très vif à tous les niveaux d’une société fonctionnant sans l’appui d’un État de droit conduit, a priori de manière paradoxale, au nationalisme. Sauf à être un grand quelque chose, patron et riche, célèbre et riche, n’importe quoi mais riche, l’individu n’est pas valorisé, ne possède pas d’identité propre, au sens où on le comprend en Occident. Son identité personnelle est diluée dans l’identité collective, phagocytée dans le grand tout de la nation. C’est ainsi que l’individu vit une bipolarité spécifique qui mixe une critique mal informée mais assez lucide du système et un très fort sentiment d’appartenance et de reconnaissance à ce même système en pleine croissance. Le nationalisme chinois tient essentiellement à cette dépendance au milieu hors lequel rien n’est possible. Sans même évoquer l’individuation, la simple prise de conscience du moi est si faible que ne pas adhérer au système, c’est à dire à l’identité collective, équivaut à un suicide. La Chine contemporaine s’inscrit dans le déni de l’individu, bien loin de la culture millénaire qu’elle déclame à n’en plus finir, ne retenant en fait que ce qui intéresse la stabilité de l’État, c’est à dire le sempiternel Confucius à travers ce que Jean-Philippe Béja considère on ne peut plus justement comme du National-Confucianisme, le reste est écarté, abandonné dans des pans d’oubli fort commodes.

Qui n’agit pas selon sa sincérité intérieure agit toujours mal à propos. Ses actes ne se fixent pas dans son âme car chacun d’eux représente un échec intérieur. […] Le Tao circule et produit la différenciation : la naissance et la destruction. Chaque être se distingue par individuation. Tchouang-Tseu XIII

Dans sa modeste conscience, le moi coupable du XXIe siècle est avant tout celui de la cellule familiale vécue comme sanctuaire, lieu de dévotion, de redevance et de soutien inconditionnel. La révolution psy n’a pas eu lieu (l’Œdipe est écrasant mais vécu comme un amour pur, forcément pur, et mieux vaut éviter de tuer le père au pays de Confucius !), la révolution sexuelle des années 60 / 70, non plus, et pas davantage celle des médias et de l’information en général malgré l’indéniable percée d’Internet – du moins en tant que colporteur de brèves filant à travers tout le pays. Ce qui a pour effet un quant-à-soi bétonné sur les bases collectives énoncées plus haut, l’attraction – répulsion envers tout ce qui vient de l’étranger, etc. Là où un soupçon d’espoir demeure, c’est dans la remarquable capacité de dissociation intégrée que pratiquent en secret quelques originaux avec une détermination admirable.

En deuxième année de licence, Bruno s’est passionné pour la psychanalyse, ou la psychothérapie, ce n’est pas encore très clair dans la mesure ou les connaissances et le lexique chinois se cantonnent à un tout psychologique datant de l’école soviétique : Dis-moi ce qui ne va pas, je te dirai comment ne plus y penser et redevenir un bon employé, un bon fils. En l’espace de deux ans son projet a mûri et semble assez sérieux mais, au-delà de son originalité, Bruno est surtout un pur produit de la classe moyenne qui ne rêve plus, sur sa liste des accessits en respect social et avenir radieux, que d’envoyer sa progéniture à l’étranger – ce que s’empressent d’ailleurs de faire les cadres du Parti, évidemment mieux informés que quiconque sur la réalité des choses. L’amélioration très nette du niveau de vie moyen ne va pas de paire avec la confiance en un système que chacun sait corrompu et inefficace, très en retard sur le monde développé et sans perspective de réforme tant que la génération de la révolution culturelle sera aux affaires. Suite à quelques échanges de mails relatifs aux possibles orientations que Bruno pourrait envisager, je lui ai fait parvenir l’appel des intellectuels chinois à leur gouvernement lors de l’annonce du Nobel à Liu Xiaobo. Ses réponses sont représentatives d’une ulcération que le gouvernement ne réussit plus à faire taire :
« Qui sait donc ou ira la Chine? Le premier ministre Wen jiabao a dit qu'il est en train de tacher de realiser la democratie, mais la PCC dit toujours au contraire de ce qu'elle fait. Je crois que la situation de la Chine aujourd'hui est comme celle de la France en 1848. On dit qu'on est dans un pays socialiste, mais a vrai dire, ce sont les civils qui vivent comme les socialistes, et les bureaucrates nous exploitent comme les nobles, en meme temps que les bourgeois nous exploitent. Mais le probleme c'est que, en Chine, les civils n'ont aucune facon de les resister comme par la loi, l'assemblee... Il faut dire que la Chine est un pays sans loi sans justice, c'est le pouvoir et l'argent qui regnent tout comme on est dans le Moyen Age! Comme ce qu'on dit dans un proverbe "Soit on meurt dans la silence, soit on eclate dans la silence.", la reforme et la decrepitude sont les seuls deux resultats de la Chine. Mais le contradiction est que le niveau intellectuel des civils chinois n'atteint pas la demande d'un pays democratique. Meme si l'on fait la reforme, le fruit de cette reforme sera vole par de nouveaux bureaucrates ou bourgeois. Donc le seul resultat de la Chine dans les prochaines 50 ans (la duree que je vivrais) sera exploite, soit par la PCC, soit par une nouvelle partie. Consequance: la Chine n'est pas un pays favorable a vivre pour un homme "sage" comme moi. Mais pour le probleme des malades mentaux, je sais maintenant par vous que la Chine aura de plus en plus besoin de psy... avec le developpement commercial et social. Psychologue sera un tres bon metier en Chine dans 8-15 ans, si la Chine existe encore a ce moment-la. […] Je suis un peu decu par le gouvernement chinois (pour l'absence de honnetete et bcp d'autres choses), et normalement les chinois n'osent pas aller chez le psychotherapeute comme ce que dit dans le livre que vous m'avez prete. C'est pour ca que je n'aime pas rester en Chine. »

Difficile de faire un pronostic sur l’avenir de Bruno. Réussira-t-il à aller en France ? C’est très probable. Réussira-t-il à suivre un cursus validé en rapport avec ses espoirs actuels ? C’est déjà moins sûr mais encore envisageable. Saura-t-il transcender son déterminisme socio-culturel, échanger, rencontrer le monde, ce qui serait déjà une sévère remise en question avant de se lancer dans une longue analyse et de rentrer en Chine, au chevet d’un pays qui rêve d’étendre le délire occidental de l’hyperconsommation à toute sa population mais sans être passé par les cases qui y ont conduit ? Voilà déjà beaucoup plus de paramètres délicats à prendre en compte. 


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dimanche 17 juin 2012

Lao Wai Jiao (12)



Le Temps du Milieu filait sans la moindre considération pour mon propre temps qui semblait s’être arrêté, compteur bloqué dans sa parenthèse chinoise. J’utilisais la carte blanche accordée par le doyen du département comme un champ d’expérience incomparable qui créait une succession de bulles, de nota bene en marge d’un texte encore illisible, seulement reliés par ce lointain et improbable décor universitaire où je me rendais trois fois par semaine. A travers les confidences de Laurence, Maria, Luc et quelques autres, j’avais désormais le sentiment de connaître un peu ces étudiants chinois, d’être en mesure de placer la barre deux ou trois crans au-dessus de ce qu’ils attendaient ou subiraient sans moufter. Au coup par coup, je cherchais l’endroit oblitéré par le dressage matérialiste qui tenait lieu d’éducation. C’est dans cet esprit qu’en classe d’audiovisuel, j’ai passé Le temps qui reste de François Ozon avec la louable intention d’enclencher une réflexion sur la mort, la maladie, la nécessité de vivre, l’être jeune qui n’est facile nulle part et n’exclut pas de mourir partout – simple proposition de repositionnement dans la hiérarchie des valeurs : « Aujourd’hui, carpe diem et memento mori ! ».

Pour ceux qui n’ont pas vu le film, Melvil Poupaud incarne un jeune photographe de mode en vogue, arrogant, méprisant, conjuguant tous les clichés de son statut. Homosexuel accro à la cocaïne, sa vie n’est qu’une succession de conflits prenant racine dans l’enfance et le mal-être qui en a résulté, bref, la thématique Ozon au carré. Le film n’est pas commencé depuis dix minutes que le jeune trentenaire apprend qu’il est condamné par une maladie incurable – non, ce n’est pas le sida. La pente la plus raide qui soit lui est donc présentée, c’est la dernière heure pour négocier quelques virages, notamment avec sa grand-mère (Jeanne Moreau) qui a rencontré la sérénité au bout de toutes les douleurs ; son père (Daniel Duval) buté, débordé, taiseux par pudeur et incompréhension réciproque ; et une serveuse d’autoroute (Valeria Bruni-Tedeschi), mariée à un homme stérile qu’elle aime, perdue puis trouvée, peut-être, grâce à Melvil Poupaud… L’habillage socioculturel invite aussi le spectateur dans quelques bas-fonds tout en paillettes et coïts poudreux qui, bout à bout, doivent représenter moins de dix minutes sur la centaine que dure le film. Lorsqu’enfin en paix, Melvil part pour le ciel sur une plage où il a retrouvé son enfance, il apparaît que si François Ozon a convoqué Eros et Thanatos, c’est pour délivrer un message d’amour de la vie à ceux qui la peuplent sans toujours reconnaître, entendre, l’urgence vitale de ce même amour.

« J’ai bien aimé le film. Ça m’a fait penser à un copain qui croit qu’il est gay mais qui ne sait pas comment le dire à ses amis, sa famille. Tu crois qu’il devrait le dire ? »

J’ai écouté les étudiants un par un, les laissant délibérément sans directive, ne lâchant qu’un laconique « Je t’écoute »… Ils ont été bien, gentils, malins, tenant parfois jusqu’à cinq minutes, les uns pour réciter un copier / coller quelconque dont certains changeaient les mots, d’autres pour offrir la même sensibilité qui avait mouillé les yeux à la fin de la projection. Quelques originaux aussi pour s’attacher à un personnage secondaire ou déclarer que depuis la projection, il s’efforçait de penser à la mort chaque matin au réveil. La famille du personnage principal occupait beaucoup les esprits, surtout sa grand-mère, mais aussi sa santé à laquelle il eût dû prêter davantage attention car c’est un bien précieux. Les autres réactions ont mis de longues semaines avant de remonter jusqu’à moi. A tel point que lorsque deux jeunes consoeurs m’en ont parlé, séparément, au détour d’un couloir, j’avais déjà refermé cette parenthèse filmique sans plus y penser, en recherche perpétuelle de la prochaine proposition de réflexion.

Une étudiante avait été profondément choquée par les scènes de sexe, puis deux, puis encore une autre, et encore trois de plus, deux dortoirs de quatre pour finir, par les Français tellement individualistes, le manque de respect pour la famille, les hommes qui prêtent leur femme qui se laisse faire, les homosexuels drogués, ad nauseam mais d’une voix douce, pédagogique, comprenant très bien mon intention mais en appelant à mon sens de l’observation : « Elles ne sont que des enfants, des petites filles innocentes.».

« Personne ne t’a dit que les films érotiques sont interdits ? Dès que l’on voit un sein, c’est érotique… »

Je suis rentré chez moi et j’ai revu le film en m’efforçant d’adopter un point de vue chinois, c’est à dire en pornographiant les images qui défilaient sur l’écran, selon moi sans gratuité aucune. Mais, si un sein est « érotique » alors, effectivement, une scène de triolisme procréateur, une boîte gay cuir et clous, quelques lignes de cocaïne avant étreintes homosexuelles, relèvent sans aucun doute d’une terrible zone dégénérée de l’humanité où sévissent de dangereux terroristes quasiment zoophiles. J’étais effondré.

Mieux vaut ne pas penser à ce qu’aurait été ma carrière chinoise si mes deux jeunes collègues, sans se concerter, n’étaient venues me parler suite aux plaintes des étudiantes, mais l’anecdote à partir de ce film m’a beaucoup appris sur le contexte et ouvert un pan de compréhension considérable des enjeux sociaux de la censure pudibonde, sourcilleuse, qui encadre les esprits la vie durant. C’est à partir de là que j’ai commencé à glaner des informations autrement plus concrètes que mon ressenti toujours prompt à s’embarquer pour de stratosphériques analyses. Sans que j’y prête suffisamment attention, une Lilly déjà évoqué plus haut m’en avait touché un mot à la fin d’un cours, déplorant que le mariage soit le tombeau de l’amour… « Est-ce que l’on dit ça aussi en France ? » Lui répondre que, parvenu à ces extrémités, c’est certainement que l’heure du divorce a sonné, ne l’avait pas beaucoup aidé. « A quoi bon se marier, si c’est pour divorcer ? » Mélanie aussi, proche de la dépression, s’était ouverte de sa situation : « Mes parents m’interdisent d’avoir un petit copain tant que mes études ne sont pas terminées, c’est mauvais pour le sérieux. » De fil en aiguille, le rapport à l’amour, au sexe, au couple, à l’union, à la quête légitime du bonheur mâtiné de plaisir, à la rencontre et aux besoins les plus élémentaires d’émotions et de contacts autres que ceux dictés par la nécessité et l’intérêt, avait dessiné la carte d’une psychologie simpliste, infantilisante jusqu’à la caricature, essentiellement contraignante. La jeune fille doit rester vierge jusqu’à vingt-cinq ans, se réserver à un patient prétendant qui sera évalué selon ses revenus, sa situation, sa famille et devra en outre être propriétaire d’un appartement – la voiture est désormais aussi très appréciée. Après validation de l’impétrant et un mariage célébré selon des fastes donnant de la face, il est désormais urgent de procréer et confier l’enfant aux grands-parents qui s’en occuperont tandis que le couple travaillera dur pour satisfaire les ambitions des familles.

Ce passage direct de l’enfance déclarée pure, naïve, entièrement dévouée à la famille, au statut d’épouse d’un mari responsable, sérieux, entièrement requis par sa carrière et l’argent, avant d’être dès que possible mère entièrement exténuée pour satisfaire à la vision laborieuse de la vie, exclut purement et simplement la femme. La femme seule, indépendante, autonome, intelligente, surdiplômée, fait peur, elle incarne le vice, l’Occident, la fin de l’empire, elle fait fuir l’homme et, à trente-cinq ans, l’espoir n’est plus que sur Internet où les sites de rencontres fleurissent plus encore qu'en Occident.

L’un des éléments de pureté, doux étendard de l’innocence porté accroché au sac des jeunes filles tel que vu dans le chapitre précédent, était constitué par un pendentif de peluche permettant de choisir un angle culturel, de Winnie l’ourson à Snoopy pour les plus rebelles, en passant par l’incontournable Mickey et le très prisé Hello Kitty et son petit nœud rose. Standard confucéen promu par le Parti, l’asexualité de la classe moyenne était cependant battue en brèche par quelques courageuses dont les médias occidentaux tiennent à faire le symbole de l’accession de la Chine à la modernité. S’il est vrai qu’en cinq ans, les petites fleurs fragiles ne se recroquevillent plus autant sous le vent du monde, les audacieuses sont encore une infime minorité qui gagne à rester cachée tant les conséquences, en cas de dénonciation d’un tel libéralisme, sont désastreuses. Dernières démonstrations en date, quelques profs de l’université de Nanjing ont été condamnés à trois ans de prison pour échangisme, un voisin ayant dénoncé les parties fines qu’ils organisaient à leurs domiciles entre adultes consentants ; mais aussi ces nouveaux cours d’éducation sexuelle dispensés sur la base d’ouvrages rédigés par des fondamentalistes américains qui expliquent aux jeunes filles quelle attitude adopter en toute circonstances pour rester vierge jusqu’au mariage.

Les réactions au film, tellement contradictoires suivant la personne à laquelle elles étaient rapportées, posaient en outre un problème plus crucial encore. Je ne croyais pas une seconde que les étudiantes en question fussent hypocrites avec moi et sincères avec les deux collègues qui m’avaient relayé leurs témoignages. Dans un cas comme dans l’autre, elles n’avaient jamais dit que ce que leur interlocuteur souhaitait entendre, sans que celui-ci ne pointe la vraie question maquillée d’enthousiasme ou d’indignation: Que dois-je en penser, je suis tellement troublée ? Le tiraillement lié à l’ouverture les harcelait en permanence et les outils inculqués ne leur permettaient guère que de s’en sortir dans les exercices à trous et autres QCM évitant ainsi toute prise de position. Comment penser le monde ? Comment se penser en tant que sujet précisément au pays de la sujétion ? Autant de questions passionnantes si l’on étudie leurs nombreux affluents mais qui se heurtent à l’une des réussites majeures du Parti : l’autocensure généralisée de la société civile est encore plus puissante que la censure politique - soit exactement la dénonciation de Liu Xiaobo dans La philosophie du porc très zélé dans son abandon de la moindre conscience au profit du confort matérialiste présenté comme consubstantiel de la soumission.

Car si l’expérience de Le temps qui reste avait eu une conséquence, c’est essentiellement de me conduire à vérifier chaque film, chaque documentaire, plutôt deux fois qu’une. Non pas pour complaire à mes employeurs qui n’ignoraient rien de mon impuissance à réformer le système, pas plus, évidemment, que pour satisfaire la ligne du Parti, mais en vertu de mon expérience et de ma sensibilité d’enseignant tenant pour une vérité que choquer pour choquer est contre-productif. Ce qui resterait de ce film d’ici quelques années pour ces étudiants se limiterait à ce qu’un prof étranger, Français, leur avait un jour montré des scènes de sexe entre homosexuels drogués, non pas une réflexion sur la mort et le temps qui passe. Encore aujourd’hui, je ne peux toujours pas me réfugier derrière le fait qu’ils et elles ont vingt ans passés, rencontrent davantage d’étrangers, communiquent avec les camarades partis dans les universités du monde entier – le fond du tableau reste inchangé essentiellement pour cause de piété filiale.

« Monsieur, je crois que vous m’avez prêté un film interdit… »

J’ai réitéré la bévue par inadvertance, un peu avant les fêtes du nouvel an chinois. J’avais convoqué la centaine d’étudiants de 2ème année pour leur prêter un dvd (ces copies à un euro qui inondent joyeusement les rues) à voir et critiquer pour la rentrée. Le superbe In the cut de Jane Campion s’était glissé dans la liste en tant que polar crépusculaire, d’un mode narratif et d’une esthétique remarquables et, au passage, probablement les meilleurs rôles de Meg Ryan et Mark Ruffalo. Et, oui, une scène de fellation très inhabituelle puisque filmée serrée sans ambiguïté possible m’avait encore échappé… Napoléon était très gêné lorsqu’il a fait la présentation de ce film interdit. Pour information, tous les films étrangers vus en Chine depuis des décennies sont coupés, plutôt à la hache - selon ce qu’on m’a rapporté. Ce qui m’a permis de remarquer, pour la première fois de ma vie avec autant d’acuité, que l’universalisme franco-français tellement supposé comme allant de soi est au contraire une spécificité très locale. La question du sexe obsède tant les Français que trouver un film de qualité sans une étreinte torride, un emballement d’ascenseur ou un coït à l’arrière d’une voiture, relève de la gageure. Et, ici, ça ne passe pas. Bien entendu, la réputation des étrangers en général et des Français en particulier est au diapason.

Au moment de tenter d’établir quelques passerelles interculturelles, il est donc question de jongler avec des critères archaïques, un nationalisme revanchard, une culture générale très pauvre, le tout enchâssé dans l’esprit d’étudiantes (environ 75% de filles dans les départements de langue étrangère) écartelées entre une prise de conscience progressive d’un demi-siècle d’acculturation et l’indéfectible mordicus des familles, du Parti, de Confucius et des matons de l’harmonie administrative, profs inclus. La quadrature n’est pas aussi complexe qu’il y paraît. Il suffit de s’appuyer sur les meilleurs, les plus ouverts et audacieux, et ne pas hésiter à leur soumettre des documents difficiles ou tendancieux en dehors des cours. Une nouvelle propagande, mezzo voce sur un mode je suis l’élue, se met alors en place. C’est à dire, en fait, créer son propre réseau, le fameux guanxi, dédié non pas à une rébellion stérile mais à une nécessaire prise de conscience d’une altérité dépourvue du danger, de l’agressivité, du mépris et de l’arrogance, dont le Parti la maquille. 

jeudi 14 juin 2012

Lao Wai Jiao (11)



Elle boudait avec vigueur, se dégageait du bras qui cherchait à la retenir, puis ralentissait le pas pour qu'il la rattrape. Le jeune homme était conciliant, savait que tout ce qu'il pourrait dire ou faire à cet instant n'avait aucune importance, seul comptait l'étendue de sa patience. Il portait deux sacs de shopping, regardait le ciel de temps à autres; elle continuait de piailler, cherchant des larmes qui ne venaient pas. Trente mètres en un quart d'heure. Jusqu'où est-il responsable, fiable, endurant ?, se demandait-elle. Jusqu'au bout de la rue ou jusqu'au bout de la vie? Elle n'acceptera jamais de venir à l'hôtel, pensait-il. Les bras croisés et le regard vrillé dans le sol, l'épaule contre un arbre, chassant un obstacle invisible du bout d'une basket dorée, elle écoutait la voix de sa mère. C'est un paysan, il va profiter de toi et t'abandonner. Tu vas jeter ta famille dans la honte. Anxieuse, elle tripotait nerveusement le petit ourson en peluche rose accroché à l'anse du sac D & G qu'il lui avait offert le week-end précédent. Pendant ce temps, il ébouriffait ses cheveux gélifiés comme si une idée géniale allait soudain s'en échapper. Il proposa d'aller au Starbucks café sur Huai Hai zhong lu. Elle leva un œil vers lui, fit quelques pas dans la bonne direction. Puis elle le vit sourire et s'arrêta aussitôt. Tu crois que je suis une pute ?, demanda-t-elle. Tu crois que deux tee-shirts et un cappuccino suffisent? Il ne répondait pas, essayait de comprendre comment ils en étaient arrivés à cette dispute. D'un seul coup, elle avait lâché sa main et s'était écartée de lui. Réponds, insista-t-elle, alors que les passants les contournaient sans même leur jeter un regard. Tu crois que je suis comme cette étrangère que tu as reluquée tout à l'heure dans le magasin de Yongjia lu? Il tenta un je t'aime, il n'y a que toi et n'y aura jamais que toi. Elle fixait ostensiblement les deux sacs d’achats avec une moue de mépris. Mon oncle va m'embaucher dès que j'aurai ma licence, cet été, continua-t-il. Si je continue en même temps à créer des sites web, en deux ans, j'achète un appartement et une alliance en diamants… Il était trop petit mais elle aimait bien ses mains dont elle rêvait parfois. Et il était un étudiant apprécié de tous, travailleur, promis selon les professeurs à un brillant avenir, ce qui, quand elle était de bonne humeur, compensait ses origines provinciales. Elle, elle était shanghaienne, jolie par principe et nécessité, sa pâleur et ses faux ongles étoilés disaient combien elle était évoluée et sophistiquée. Elle étudiait le français car son père pensait que l'argent des étrangers est plus facile à gagner quand on parle leur langue. Tu m'emmèneras à Paris en voyage de noces? Suspendue à son point d'interrogation, elle souriait maintenant, mélange mutin de défi et de provocation ayant valeur d'apaisement. Il s'imaginait annonçant à sa famille restée dans le pauvre Hubei, même pas à Wuhan, que s'il ne leur envoyait pas d'argent c'était pour convoler en France avec une shanghaienne. De son vertige, il tira pourtant un mince sourire et une petite carte de sa poche. Il lui tendit. C'était la carte d'un hôtel bon marché, pas très loin, à une heure de bus. La carte assurait qu'il y avait une douche par chambre et que tout le confort était fourni. Sur fond rose, une Tour Eiffel blanche et des petits cœurs rouges présentaient le Paris Hôtel. Elle glissa son bras sous le sien et ils avancèrent ainsi dans leurs vies, pour encore quelques temps.

lundi 11 juin 2012

Lao Wai Jiao (10)



« Nous leur proposons un stage obligatoire… »

Le paradoxe permanent de la communication à la chinoise me fut ainsi résumé par un collègue, à l’heure du déjeuner, dans la navette qui nous transportait d’un campus à l’autre. En arrivant le matin, j’avais été choqué par la vision d’un terrain de football couvert de militaires à l’exercice. Je m’étais approché avec ce fond d’inquiétude déjà bien présent pour une fourgonnette de CRS mais n’avais découvert que quatre ou cinq cents jeunes en treillis trop grands ou trop petits, exécutant mollement les ordres vociférés par divers gradés. Les petits groupes disséminés sur la pelouse impeccable levaient les genoux et paradaient sur place comme un seul homme fatigué, tantôt de face, tantôt de profil. Si l’explication du collègue émérite, professeur aujourd’hui certifié ayant passé quelques années en poste à l’ambassade de Paris, m’avait d’abord rassuré puis amusé en constatant qu’accoler proposition et obligation dans la même intention ne lui posait pas de problème, je venais surtout d’assister à la dernière séquence du long cursus disciplinaire à l’origine de l’apathie si difficile à réveiller en cours. Il s’agissait des nouvelles recrues de l’université, les premières années de tous les départements prises en charge par l’armée pendant deux mois pour leur inculquer les rudiments de discipline sans laquelle l’harmonie serait en péril. Là encore, le rêve éveillé des dirigeants occidentaux est ici réalisé.

Ensuite, à chaque rentrée, j’ai retrouvé le spectacle toujours aussi déprimant de ces jeunes trouffions unisexués dans leur tenue inadaptée car limitée à deux tailles - c’est à dire s’arrêtant aux mollets pour les grands échalas tandis que la veste arrive aux genoux des petites souris et que les nouveaux bibendums de la génération Mc Do voient leurs boutonnières se tendre dangereusement. C’est ainsi que, peu à peu, j’ai mis en place une série de cours tentant d’éclaircir les ténèbres séparant la discipline sécuritaire d’une pédagogie de l’autodiscipline, l’obéissance souhaitable de la nécessaire désobéissance, le tout sous couvert d’un intérêt mutuel bien compris entre État et citoyen, Français évidemment. Les résultats pouvaient aller jusqu’à la fulgurance, sorte de transe muette et immobile envoyant chavirer les regards en une relecture de quelques pans de vie encore verts, fulgurance reconduite dès le cours terminé mais sous forme d’amnésie immédiate. Il ne viendrait à l’idée de personne de maintenir un élastique sous tension permanente, chacun sait qu’il finirait par casser.

Car, bien entendu, un tel système ne peut fonctionner sans de très actifs zélateurs. En admettant que, doué d’une extraordinaire capacité de résistance, un élastique entreprenne de se maintenir dans cet inconfortable état de tension, les escouades de chasseurs de tête auto-désignés se chargent de le ramener à une harmonieuse conformité. Ainsi de Wang Qianyuan, jeune étudiante à la Duke University, en Caroline du Nord, qui tenta de pacifier les violents échanges entre Hans et Tibétains survenus lors de l’inespérée revanche chinoise traversant le globe flamme olympique à bout de bras. Après avoir reçues de très explicites menaces de mort et de mutilations par e-mails, elle ne put que constater la mise en ligne de toutes ses coordonnées ainsi que sa photo agrémentée d’un « traitre à la patrie », jusqu’à Qingdao dans le Shandong où l’appartement de ses parents fut caillassé, la porte recouverte d’excréments. Outre de multiples articles dénonçant son crime, elle est aussi devenue un sujet de cours : « Comment ne pas finir comme cette dégénérée. » Culture de la délation, de la diffamation et de l’embrigadement, qui s’exprime par la voix des garde-chiourmes du Web, payés wu mao (5O cts) par e-mail propagandiste ou commentaire ultra conservateur sur les forums en réponse à une critique de la Chine, et trouvant son apogée dans la mise en place de sites citoyens distribuant les bons et les mauvais points assortis de conséquences autrement plus graves que le retrait du permis de conduire. La bonne petite ville de Suining dans le Jiangsu, 1 300 000 habitants, a ainsi mis en place un classement de moralité de A à D chapeauté par le Bureau du Recensement du Comportement des Masses. C’est tout à fait civil puisque la fréquentation de prostituées ne devrait pas être divulguée. En revanche, les difficultés financières révélées par corbeau interposé creusent la tombe des personnes en situation précaire : être endetté exclut l’aide municipale et interdit toute licence commerciale ou crédit bancaire. Les A, irréprochables citoyens signalés par témoins au-dessus de tout soupçon, bénéficieront au contraire de facilités de crédit, d’accès à une meilleure instruction et une éventuelle adhésion au Parti sera encouragée. Fort heureusement, le directeur du BRCM veille et n’a publié que 1928 informations négatives sur 3352 reçues.

Je n’ai jamais été confronté directement, in situ in vivo, à cette culture du diviser pour mieux régner, pas plus que je n’ai vu un groupe prendre à parti un mauvais Chinois. Par définition, la délation se fait en secret, ombre silencieuse et porte fermée. Néanmoins, il est évident que chacun sait à quoi s’en tenir et adopte un profil bas à même de n’éveiller aucune rancœur ou controverse. Les monitrices politiques jouent donc sur du velours, rouage au moins aussi puissant dans les universités que les escadrons de l’harmonie qui ne disposent que du bâton quand elles ont à leur discrétion la carotte d’études réussies, voire de voyages à l’étranger. Et la diffamation tient à l’université exactement le même rôle qu’en dehors du campus. Les étudiants membres du Parti n’ont-ils pas à charge, lors d’études à l’étranger, de signaler dans leurs rapports mensuels les écarts des camarades ? 

Lao Wai Jiao (9)




Les étudiants viennent de toutes les provinces, du Jilin à la frontière nord-coréenne au Yunnan collé à la Birmanie et au Vietnam en passant par le Tibet et les provinces du centre. Ce voyage au cœur de la jeunesse chinoise ne se fera pourtant pas selon leurs origines géographiques mais socialement, après une patiente mise en confiance qui laissera poindre quelque chose quand tout est fait pour que rien ne dépasse. Ce quelque chose, cette humanité nouvelle qui entre sur la scène du monde en combattant plus ou moins les vieux démons entretenus par les anciens, relève du plus pur habitus de classes et donc de son éventuelle remise en cause. Si, de fait, une grande disparité, en terme d’instruction, d’accès au monde, de possibilité de déplacement, est flagrante entre les jeunes shanghaiens et les provinciaux, ce n’est rien comparé à ce qui sépare les jeunes nantis des rejetons largués de l’ouverture laborieuse. Les provinciaux des campagnes ne sont pas plus attardés et soumis par un microclimat plus débilitant qu’ailleurs, ils le sont par tradition de misère sociale rompue au non questionnement, au pragmatisme besogneux, à quelque échelon que ce soit. Cet asservissement mental, bien que moins généralisé que dans les provinces, n’en est pas moins présent à Shanghai. Dans le même registre si souvent caricaturé, un jeune membre du parti ne sera pas plus endoctriné que l’un de ses camarades s’en dispensant ou n’y ayant pas accès pour cause de pauvreté ou d’un mauvais parcours scolaire. L’orthodoxie du confucianisme actuel est beaucoup plus vigoureuse et réactionnaire qu’une adhésion au parti sollicitée par l’ambition d’une carrière plutôt qu’au nom d’une idéologie qui ne trompe plus personne.

Valentin, étudiant de Nanjing et membre du parti, venu faire son master puis son doctorat à Shanghai, appartient à cette jeunesse qui sait être brillante au point d’accepter la contradiction et d’admettre l’incurie régnante. Quand de jeunes laïques, enfants du patronat et des cadres du parti sans être eux-mêmes encartés, étudient en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis, tout en honnissant les droits de l’homme et le regard de l’Occident sur la Chine, Valentin préfère me demander si l’esprit critique ne peut être contenu dans l’esprit dialectique. Lors de ce cours, je lui avais proposé l’inversion de son équation et sa réponse, après quelques minutes d'un épais silence, est restée dans la mémoire de la classe : « Il faut que je réfléchisse… » Il était donc allé questionner Max Weber, Hegel et Kant, pour longuement me répondre par e-mail, sur le coup de minuit. Et bien que foncièrement respectueux de la piété filiale, contre l’avis de sa mère il vit avec sa copine, modeste employée, en développant des trésors de diplomatie ménageant la chèvre et le chou sans finalement ne rien céder. Loin du nationalisme éructant, Valentin n’en est pas moins profondément concerné par l’évolution de la Chine. A tel point que c’est avec grand intérêt et reconnaissance qu’il a lu l’indispensable Chine trois fois muette de Jean-François Billeter ou encore Chine brune ou Chine verte – Les dilemmes de l’État-parti de Benoît Vermander mais aussi A la recherche d’une ombre chinoise – Le mouvement pour la démocratie en Chine (1919 – 2004) de Jean-Philippe Béja, grand ami de Liu Xiaobo.

« Pourtant, parmi la population, on entend également les voix, sinon de la démocratie, au moins de la garantie de leurs droits civils fondamentaux. Ces voix viennent à la fois des ouvriers mis à pied dans les entreprises d’État, des citadins privés illégalement de leur propriété, des paysans dont la condition de vie reste défavorisée et des travailleurs migrants qui n’ont pas de droits égaux dans les villes où ils travaillent. Ces gens-là ont de plus en plus la tendance à s’organiser et à proclamer leurs revendications. Béja leur prête moins d’attention […] mais il a aperçu le germe de ce courant qu’il a mentionné à la fin de son livre. Et grâce aux intellectuels (ou plutôt professionnels avec une bonne conscience) représentés par Xu Zhiyong, qui cherchent à favoriser d’une façon concrète le processus vers l’État de droit, les forces sociales et celles de l’intelligentsia convergent. Leurs influences sont encore répandues avec l’aide d’Internet et des presses qui osent de plus en plus à prendre leur parole. On espère que les décideurs peuvent prendre en compte de ces changements positifs et en profiter pour enfin démarrer une vraie réforme politique. »

La difficulté pour Valentin sera de préserver cette conscience dans un contexte qui lui demande exactement le contraire. Il enseigne désormais le français dans un univers fonctionnarisé et disciplinaire qui n’espère qu’une chose : poursuivre son enrichissement tiré du guanxi basé sur le respect aveugle à la hiérarchie quelles que soient ses exactions. Encore à quelques décennies d’un État de droit, la Chine de l’intrication des intérêts dévoyés broie les Valentin sans avoir besoin de les mettre en prison. Entre un placard sordide dans un mauvais collège de banlieue et des heures de cours correctement payées dans une université renommée, le positionnement est vite vu. Pour avoir plusieurs fois refusé d’anonymes invitations téléphoniques à venir prendre le thé alors qu’il était l’interprète du correspondant d’un grand quotidien français, Valentin est allé aux limites de ce qu’il pouvait se permettre sans trop compromettre son avenir. Mélange d’autisme consenti et de fossilisation des consciences entièrement retenues par l’accession à la propriété et la promesse d’un enrichissement substantiel, l’harmonie décrétée par Hu Jintao est imposée par un système sans faille et très généreux en piqûres de rappel. Et Valentin, malgré ses dispositions pour l’abstraction et une rare honnêteté intellectuelle, ne peut que tendre le bras comme tous les autres.